jeudi 3 février 2011

Le Printemps de la démocratie arabe

Le soulèvement tunisien n'est que le résultat naturel de l'échec du modèle de la mondialisation et de l'impasse qui affectent le monde entier. En effet, dès que l'économie s'ouvre aux capitaux étrangers et qu'on livre l'économie locale et les services aux forces du marché, le rôle de l'Etat est automatiquement diminué et se limite à protéger le modèle lui-même. En conséquence, que ce soit en Tunisie ou ailleurs dans le monde en développement, cela conduit à une contradiction entre les intérêts du peuple et la classe créée pour protéger les capitaux étrangers.
 
 
Dans les pays arabes, le modèle de la mondialisation a consisté à abandonner le caractère arabo-musulman de l'Etat, chargé de réaliser le bien-être de sa société. Il a entraîné l'annulation de la notion d'Etat national qui a émergé après la Seconde Guerre mondiale et du mouvement pour l'indépendance dont la légitimité reposait sur la notion de progrès et de bien-être de ses citoyens. Il a également entraîné l'annulation des aspirations socialistes du peuple basées sur leur désir d'un État-providence et la fourniture de services publics.

Le modèle de mondialisation mis en œuvre dans le Tiers Monde, parfois par la force, comme en Irak, ou par la pression économique, comme en Egypte ou en Indonésie, ou par son adoption dans les pays riches, comme les pays producteurs de pétrole, a conduit partout à l'émergence d'une classe compradore, soumise ou volontairement participante à l'intégration des économies nationales dans l'économie mondiale, conduisant à un état dont le seul rôle est de policer et protéger des régimes compradores et le statu quo pour les seuls intérêts du capitalisme étranger et local. En parallèle, partout, y compris dans les économies développées, ce modèle sert à enrichir les riches, appauvrir la classe moyenne, marginaliser et aliéner les pauvres.

En Tunisie même, l'illusion selon laquelle ce modèle paraissait très bien fonctionner était due au caractère autoritaire du régime au pouvoir dans le pays depuis son indépendance. Toutefois, le résultat, comme ailleurs, était un peuple pauvre et marginalisé économiquement et politiquement et un Etat policier gouverné par une classe dirigeante qui s'enrichissait, insouciante du bien-être de la population locale et réprimant sévèrement toute dissidence au nom des forces du marché. Mais dans notre ère moderne, la société n'est pas une organisation que l'on peut indéfiniment réprimer ni une idéologie que l'on peut interdire, mais une créature vivante qui ne peut être contrôlée que par elle-même.

Si dans le passé les classes instruites avaient le choix de migrer vers d'autres pays et participer à leur développement, la crise économique mondiale et la stagnation des économies occidentales et des pays alliés ont limité cette possibilité. Le résultat de cette situation est une armée de jeunes chômeurs instruits et techniquement qualifiés dans les pays en développement. Normalement, ils sont les bâtisseurs de l'économie nationale, les gardiens du bien-être de leurs communautés et aspirent à leur propre épanouissement. La situation politique et économique actuelle dans tous les pays arabes pousse ces jeunes, lesquels pensent profondément qu'ils ont le droit de vivre comme n'importe qui dans une situation similaire dans le monde, à la révolte et parfois au désespoir.

Après 1973, en s'appuyant sur leur victoire, les gouvernements arabes ont cru pouvoir s'ouvrir à l'Occident et que ce processus apporterait la paix et la prospérité. La libéralisation économique de Sadate et l'accueil des entreprises américaines et occidentales pour l'investissement ont marqué la fin de l'Etat providence dans le monde arabe. Depuis lors, le rêve de l'auto-développement a été abandonné et remplacé par l'ouverture des marchés de tous les pays arabes à des degrés divers à des intérêts étrangers, Cette politique de libéralisation est devenue une condition pour recevoir la bénédiction américaine, d'abord avec le Reaganisme et le Thatchérisme, puis par les négociations commerciales mondiales et les politiques de la Banque mondiale d'ajustement structurel.

Comme l'Iraq a refusé, dans une certaine mesure, l ‘intégration dans l'économie mondiale néolibérale, il a été obligé, par la conquête et la force et par les lois Bremer, de privatiser son industrie pétrolière et d'assujettir l'avenir de l'Irak aux sociétés étrangères. Afin d'ouvrir l'économie irakienne et enlever tout obstacle devant les forces extérieures qu'elles soient économiques, politiques, culturelles ou militaires, l'occupation recourt à la destruction physique de ses infrastructures et ressources humaines détruisant ainsi la capacité de l'Irak à l'auto-développement. Comme l'expérience irakienne l'a démontré, les capitaux étrangers ne visent pas un véritable développement de l'économie, mais plutôt la destruction de toutes capacités existantes pour les processus d'auto développement. Dans la phase financière du capitalisme et de l'impérialisme dirigé par les États-Unis, le Tiers-Monde est le dernier à profiter des progrès du monde et le premier à payer pour les crises capitalistes. Même les institutions financières de Dubaï qui étaient présentées comme exemplaires du point de vue de ces politiques, ont été, face à la crise financière, menacées de faillite si d'autres Emiratis n'étaient pas venus à leur secours.
 
 

Toutes les illusions de progrès qui ont animé les générations précédentes depuis 1973 - comme le socialisme, l'unité et la Renaissance arabe , la Pax Americana en Palestine et l'intégration des modèles occidentaux, ou l'islam comme la solution - ont maintenant prouvé qu'elles sont infructueuses et irréalisables, en dépit de la lutte déterminée de courants politiques arabes pour ces idéaux. Le modèle socialiste s'est effondré et a été mis au placard ; l'unité arabe n'est plus sur l'agenda des gouvernements ; l'Islam comme la solution a apporté seulement division et sectarisme comme en Irak, la Pax Americana en Palestine n'a pas arrêté Israël, pas plus que l'intégration et l'ouverture des marchés locaux à l'économie capitaliste n'ont pas apporté d'investissements ou de solutions pour les chômeurs et les pauvres. Cela n'a pas permis aux peuples, comme ils en ont le droit légitime, de participer librement aux affaires publiques de leurs pays, ni de bénéficier de la richesse de leurs terres et de l'économie nationale.

Bien que la jeunesse arabe, ne soit pas forcément opposée aux grands rêves des générations précédentes, encore défendus par différents courants politiques locaux, et bien que ces courants continuent à exercer leur influence, la jeunesse arabe, elle, veut le changement immédiat. La nouvelle génération est désillusionnée. En Tunisie, elle a pris son destin en mains et veut le changement maintenant, et un réel changement. En tant que peuple d’un pays arabe vivant dans un état en échange permanent avec son environnement méditerranéen, le peuple de la Tunisie s'est rendu compte que le modèle de la mondialisation est une simple usurpation. Aucune promesse de bien-être et de développement, de liberté ou de démocratie n'a été accomplie ; le système se résume en l'oppression, la corruption généralisée et le vol : une classe compradore gouvernante, un état policier et la soumission du pays aux politiques impérialistes et à leurs intérêts.

L'effondrement de Ben Ali et son gouvernement n'est pas seulement l'effondrement d'un régime autoritaire, mais plutôt celui du modèle de la mondialisation du capitalisme et de l'impérialisme financiers pour les pays du Tiers-Monde. La situation dans d'autres pays arabes, y compris les Etats producteurs de pétrole, ne diffère pas en dernière analyse. Peut-être que la situation est influencée par les ingrédients économiques, géographiques et démographiques locaux de tel ou tel pays, mais tous savent que l'intégration dans la mondialisation néolibérale n'a pas et n’apportera ni progrès ni développement mais plutôt l'enrichissement des uns et l'appauvrissement de la majorité ainsi que l'abandon de l'intérêt national à l'intérêt du capitalisme mondial.

Nous sommes certains que tous les régimes arabes, qui partagent la même situation mais avec des ingrédients différents, sont désormais ébranlés parce que la même situation produit les mêmes résultats. Nous sommes également certains que tous les régimes arabes, tous les impérialistes, tous les révolutionnaires sont en train d'étudier les causes de la réussite de l'expérience tunisienne. Tous se demandent pourquoi les Tunisiens ont réussi à expulser leur gouvernement tandis que d'autres soulèvements similaires ont échoué. De notre point de vue, partout dans le monde arabe, il y a la même situation et le même désir de changement et de se débarrasser de ce modèle ; la seule différence est que la révolte tunisienne a été spontanée et non-idéologique. Ce n'était pas un conflit entre une organisation politique et une autre, mais un conflit déclenché par la conscience et la spontanéité de la jeunesse réalisant que le conflit se situe entre une classe dominante contre le peuple et le peuple contre cette classe dominante. C'est une révolte de la dignité, de la liberté, de la démocratie et du bien-être contre un modèle de développement en échec. Par expérience d'autres pays arriveront à la même situation.

En effet, le succès du phénomène tunisien réside dans son unité. Des révoltes similaires, comme le soulèvement de l'électricité en Irak l'été 2010, n'ont pas réussi à cause des divisions idéologiques au niveau politique principalement encouragées par des puissances étrangères pour détourner les Arabes de leurs véritables intérêts communs. Partout, la jeunesse arabe aspire à vivre dans la dignité, la liberté, la démocratie et le développement. Les conflits idéologiques, comme en Irak, masquent les véritables intérêts du peuple. Ces conflits idéologiques et confessionnels sont utilisés par les classes dirigeantes pour justifier leurs politiques et cacher leurs pratiques réelles. Mais tôt ou tard, la réalité des conflits entre les masses pauvres et les classes enrichies gouvernantes prévaudra.

Bien que tous les gouvernements arabes tremblent, et que les think tanks soient en train de donner des conseils à leurs gouvernements sur la façon d'étouffer les mouvements similaires dans leurs propres sociétés, le peuple arabe a déjà déclaré que la révolte tunisienne représente l'espoir ; il l'a salué comme exemple pour lui. Considérant le modèle commun et l'influence des pays européens les uns sur les autres, il n'est pas étonnant qu'il y ait eu des soulèvements successifs à travers l'Europe en 1848, ou en 1968. De la même façon, que peut-on attendre dans un monde arabe où tous pensent qu'ils appartiennent à la même nation et vivent dans les mêmes conditions ? Comment la Tunisie ne peut elle pas avoir d'influence sur les autres pays arabes, alors que tous ces pays appartiennent à une nation arabe originellement divisée par les forces coloniales en Etats séparés ?

Peut-être les forces adverses du peuple tunisien, de manière à sauvegarder leurs intérêts, vont tenter de contenir le mouvement par un changement de visages, mais la situation continuera à être explosive jusqu'à ce qu'il y ait une réconciliation entre l'intérêt du peuple et l'Etat dans lequel il vit. C'est ce qu'on appelle la démocratie et l'indépendance où le peuple et l'Etat sont maîtres de leur présent et de leur avenir.

Est-ce une nouvelle ère de renouveau pour le monde arabe ? Est-ce que ce soulèvement réussira à apporter un réel changement ? Est-ce que, enfin, les Arabes exerceront la démocratie réelle et la souveraineté ? Est-ce que d'autres régimes, qui partagent la même réalité, anticiperont leur fin et décideront de changer la structure de leurs Etats pacifiquement, ou vont-ils s'unir pour étouffer le phénomène tunisien et le dévier de ses objectifs ? L'avenir nous le dira, mais changer les personnes ne changera pas les racines de la révolte. Le renouvellement arabe a peut être commencé en Tunisie. 

Abdul Ilah Albayaty
Hana Al Bayaty



Abdul Ilah Albayaty est un analyste politique irakien. Hana Al Bayaty est un auteur et activiste politique. Ian Douglas est maître de conférences en politique.
Tous sont membres du Comité exécutif du Brussells Tribunal.


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