Antoine Basbous, fondateur et directeur de l’Observatoire des pays arabes, analyse la situation en Egypte et tente, pour Matin Première, de discerner les évolutions de l'ensemble de la zone arabe. Où un "tsunami" est en cours, pense-t-il.
Porter l’armée au pouvoir en Egypte était-il le seul moyen d’assurer la transition ? "Disons que l’armée est au pouvoir depuis 1952", relativise Antoine Basbous. "Simplement, sa vitrine a changé de couleur. Elle n’a pas encore désigné le successeur de Moubarak qui était son représentant à la tête de l’Etat, dont l’image a beaucoup pâli et qui a été rejeté par l’opinion publique, surtout la jeunesse". "Aujourd’hui l’armée est en train de démanteler le régime personnel de Moubarak. Il y a 43 anciens ministres de l’ex-président qui sont interdits de quitter le pays. Les comptes bancaires sont bloqués et il y une certaine forme de purge qui s’engage", analyse-t-il, reconnaissant toutefois qu’on "ne voit pas encore à quoi ressemblera le futur régime égyptien."
Théâtre d'ombres
"Le cœur du réacteur est toujours là. Simplement on remplace les pièces défectueuses", dit encore l’analyste, qui détaille les changements à l’œuvre, non sans ambiguïté parfois : d’un côté des proches de l’ancien pouvoir et de la famille d’Hosni Moubarak sont écartés, mais d’autres proches, comme le ministre de la Défense Tantaoui sont, d'un autre côté, promus aux postes les plus importants.
Mais l’armée perpétuera-t-elle cette occupation du pouvoir après le départ d’Hosni Moubarak ? Pour Antoine Basbous, "un simple maquillage ne suffira pas". Car "il y a de l’exigence" de la part de la jeunesse qui s’est exprimée. Donc si l’armée veut rester présente dans les coulisses, elle devra changer en profondeur "un pays qui a été momifié pendant tant d’années". Il faudra donc "qu’elle accepte que l’Egypte rentre dans le 21ème siècle, que les aspirations démocratiques de la jeunesse soient satisfaites". Pour lui, il n’y pas eu de coup d’Etat : l’armée "garde le pouvoir", mais "il va falloir qu’elle change de gouvernance pour perpétuer son maintien au pouvoir", estime-t-il. Cela signifie notamment l’ouverture à l’opposition, à la société civile et à une presse indépendante, analyse Antoine Basbous.
Pour cet expert, il ne faut pas voir une menace dans la décision des militaires de suspendre les réunions syndicales et corporatives. La crainte de revendications sociales par delà les revendications politiques "existe et est fondée", estime-t-il, rappelant la manifestation de policiers ce dimanche, qui s’est heurtée à l’armée. "L’armée ne peut pas traiter des revendications sectorielles qui émergent avant d’avoir stabilisé le pays. Mais il ne faut pas rêver totalement : le souci de l’armée est de garder le pouvoir, donc elle va devoir faire des concessions en matière de libertés et de bien-être ; manœuvrer pour présenter une nouvelle vitrine acceptable du régime, satisfaire tout au moins un peu les revendications démocratiques de la jeunesse sans pour autant perdre son rôle et son pouvoir…"
L'Egypte écartelée entre deux loyautés ?
"S’il y a un jour des élections démocratiques et que le peuple égyptien dit ‘nous ne voulons plus des accords de paix de Camp David’, et bien les promesses (de respecter les traités signés avec Israël, NDLR) du conseil militaire seraient vaines", estime encore Antoine Basbous. Car l’Egypte n’est pas que sous la pression des Américains, elle doit également se garder de ceux qui lorgnent davantage vers Téhéran et les alliés régionaux de l’Iran et qui voudraient qu’elle rompe la paix avec l’Etat hébreu. "Les pressions sont multiples et viennent de plusieurs côtés", selon Antoine Basbous, "d'autant plus que le camp iranien est en train de remporter des succès dans la région".
Mais l’Egypte est-elle condamnée à un choix d’alliance binaire ou bien d’autres voies existent-elles ? Le directeur de l’Observatoire des pays arabes est dubitatif : "Il y avait une paix froide avec Israël sous Moubarak, et une coopération très intense avec les Etats Unis. Aujourd’hui l’armée peut, sous la pression des uns et des autres, réviser ses points de vue, surtout s’il y a des élections". Or, la ligne anti-israélienne pourrait prendre le dessus en cas d’élections démocratiques, pense-t-il. Pour autant, ceux qui ont mené la révolution ne sont pas des idéologues : "Ils n’ont revendiqué en rien ni la charia, ni la confrontation avec Israël. Mais ces gens-là, qui ne sont pas structurés, sont extrêmement nombreux. Demain s’il y des élections libres, les seuls qui sont structurés dans ce pays ce sont les Frères musulmans qui, eux, ont pour idéologie d’appliquer la loi islamique et la confrontation avec Israël. Et bien c’est ça le point d’interrogation : que diront demain les électeurs s’ils ont les coudées franches pour s’exprimer et élire des dirigeants ? Est-ce que l’armée va laisser la place nette pour qu’il y ait une expression totalement libre ou bien va-t-elle tenter d’encadrer tout cela pour garantir une certaine issue des urnes ? C’est ça la vraie question".
Les Frères musulmans, des gens "dangereux"
Les Frères musulmans, qui provoquent tant de questionnements sinon de fantasmes sur leur nature réelle, ont d’abord été débordés par la révolution, avant de se reprendre pour tenter de récupérer les manifestations, analyse Antoine Basbous. "Mais cette victoire n’est pas la leur". "Ceux qui les défendent en Occident les présentent sur le modèle de l’AKP turc (le parti islamiste modéré au pouvoir en Turquie, NDLR), mais il n’en est absolument rien ; ça c’est pour les présenter en termes de communication, or les Frères musulmans sont la couveuse de l’idéologie islamiste la plus radicale. Sayed Khouttoub, l’un de leurs idéologues les plus brillants a inspiré toute la mouvance islamiste", jusqu’au n°2 d’Al Qaïda, Zawahiri et les autres mouvances islamistes violentes, affirme le directeur de l'Observatoire du monde arabe. Selon l’expert, "ils sont dirigés par une vieille garde qui garde l’esprit revanchard des Frères musulmans. Ils sont combattifs, ils sont secrets. Et aujourd’hui, tant qu’ils n’auront pas adopté la ligne de l’AKP, ils sont dangereux".
Enfin, Antoine Basbous se dit convaincu que ce qui s’est produit avec la Tunisie et l’Egypte "va provoquer un tsunami à l’échelle de la région arabe parce que tant de dirigeants qui sont des dinosaures, qui gardent le pouvoir jusqu’à la fin de leurs jours (…) et qui privatisent les Etats au profit de leur clan ou de leur famille, et bien ça devient insupportable pour une jeunesse qui représente souvent 70% de la population (…). Donc il y a vraiment une bonne assise pour que cette révolte se poursuive et déborde les vieux dirigeants usés jusqu’à la porte".
Risque-t-on qu'à l’avenir le monde arabe plonge alors dans l’islamisme, à la faveur de ce tsunami ? "Nous rentrons dans une phase d’incertitudes dans lequel il va falloir, après le démantèlement des anciens régimes, reconstruire de nouveaux régimes. Et là, ça variera. Il y des pays où cela va aller plus vite (…); et dans d’autres pays où il y des frictions entre les communautés et les ethnies, où il y de la violence, trop de pauvreté, on pourra assister à ce moment-là à des convulsions, à des mouvements désordonnés avant de trouver de la stabilité. Donc nous entrons dans une ère d’incertitude à l’échelle de la région", conclut-il.
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