Une immense manifestation en faveur des réformes, mardi à Manama, met la monarchie au pied du mur.
Parfaitement organisé, le cortège,qui comptait environ 150 000 manifestants,a vu hommes et femmes défiler en deux groupes distincts |
Au dire de ses résidents, locaux comme expatriés, jamais la tranquille petite île de Bahreïn n'avait, dans son histoire, connu pareille manifestation de protestation populaire. Certainement plus de 150.000 personnes.
À l'appel d'une demi-douzaine de partis politiques d'opposition, dont le grand parti chiite Wefak («Concorde», 18 députés sur 40 à la Chambre basse du Parlement), les sujets en colère de la dynastie sunnite des Khalifa commencèrent à se rassembler dès 14 heures sur le parking du «Bahrain Mall» de Manama, en face d'un hypermarché Géant, et en dessous d'une bretelle de l'autoroute est-ouest menant au pont reliant le petit royaume à celui, beaucoup plus vaste et puissant, d'Arabie saoudite. On ne pouvait pas voir la moindre présence policière. Seul, en l'air, tournait un hélicoptère de surveillance. À terre, l'organisation était sans défaut, qu'il s'agisse de garer les minibus venus des villages chiites ou de distribuer gratuitement de l'eau minérale aux manifestants. Bien qu'écartée du pouvoir depuis l'indépendance, la communauté chii te (70 % des citoyens bahreïniens), ancienne et très éduquée, a réussi au fil des ans à se structurer en différentes associations, toutes très efficaces socialement et politiquement.
Des milliers de femmes
C'est le cortège des hommes qui s'ébranla en premier. Venues en grand nombre, les femmes attendaient sur le côté, vastes grappes noires de longues abayas attendant de former leur propre défilé. Dans la culture chiite, les femmes peuvent jouer un rôle politique et sortir dans la rue, mais la bienséance impose qu'elles n'y côtoient pas les hommes de trop près. Sous le soleil, le cortège de ces silhouettes féminines toutes en noir n'était curieusement pas sinistre, car égayé de milliers de drapeaux rouge et blanc du Bahreïn. Dans leurs manifestations, les chiites prennent toujours soin de montrer qu'ils sont aussi patriotes que les autres citoyens bahreïniens. «Chahidouna, chahidouna, nafdika bearwahina !» hurlaient en arabe les manifestants à l'unisson («Nos chers martyrs, nos chers martyrs, nous sacrifierons nos âmes pour vous !»). Chez les chiites, qui chaque année s'autoflagellent pour célébrer l'Achoura ( la commémoration de la défaite et de la mort à Kerbala de l'imam Hussein face à l'armée sunnite du Califat omeyyade, en 680 après J.-C.), la martyrologie prévaut dans toute réunion publique. Les martyrs en question sont les sept protestataires pacifiques tués la semaine dernière par les forces de l'ordre, dont la soudaine violence a étonné ici les observateurs impartiaux.
Venaient ensuite des slogans plus classiques, où les manifestants demandaient la démission du gouvernement ou proclamaient qu'ils ne s'inclineraient désormais plus que devant Dieu. À un moment fut chanté le slogan «Nous sacrifierons notre sang et notre âme pour Bahreïn», le même que celui que hurlaient le lundi soir les quelque 70.000 manifestants progouvernementaux réunis autour de la grande mosquée de Manama.
Peu avant d'arriver à la place de la Perle, le cortège des femmes se mit à marcher, sur l'autoroute, parallèlement à celui des hommes. «Sunnites, chiites, nous sommes tous frères !» chantaient les hommes ; «Non, non, non, notre pays n'est pas à vendre !» ( sous-entendu, à l'Arabie saoudite comme à l'Iran), leur répondaient les femmes. Les protestataires accusent le pouvoir de vouloir diviser pour régner et de nourrir un artificiel antagonisme chiites-sunnites en brandissant la menace de l'Iran (qui réclama en vain la souveraineté sur Bahreïn en 1971, lors de l'indépendance accordée par les Britanniques). À 98 % chiites, les protestataires de mardi assuraient rejeter le confessionnalisme et ne réclamer qu'un régime parlementaire à la britannique, où chiites, sunnites, chrétiens et juifs - il y a quelques vieilles familles de commerçants israélites et même une synagogue à Manama - jouiraient tous des mêmes droits. Mais nombreux sont les sunnites à ne pas les croire et à penser que la monarchie constitutionnelle ne serait qu'une première étape vers une république plus ou moins inféodée à l'Iran chiite.
Une mobilisation déterminée
Dans le Bahreïn traumatisé par les inutiles violences policières de la semaine dernière, on sent maintenant, chez les chiites comme chez les sunnites, une volonté de ne pas envenimer les choses, de ne pas provoquer l'autre partie. Ici, la sanglante guerre civile sunnites-chiites d'Irak en 2006 n'a pas été oubliée. Cependant, face à une mobilisation aussi vaste, calme et déterminée, la récente clémence du gouvernement (libération des prisonniers d'expression et retour de l'exilé le plus connu, un mollah à barbe blanche) ne suffira pas à assouvir les exigences des manifestants. On ne voit désormais pas comment la dynastie des Khalifa pourrait échapper à de réelles concessions politiques.
Renaud GIRARD
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