mardi 11 janvier 2011

L’armée la plus immorale du monde

Nurit Peled est une grande figure du pacifisme israélien. Fille du général Matti Peled, qui dès 1967 a choisi de s’opposer à la colonisation, et mère d’une jeune fille qui a péri dans un attentat palestinien, elle commente la nomination d’un chef d’état-major adjoint de l’armée.

 

 

Le grand étonnement qui a salué la nomination de Yair Naveh a lui même quelque chose d’étonnant. Car, après tout, qui pouvait être nommé chef d’état-major adjoint sinon lui ?Qui d’autre aime autant à assassiner d’emblée quiconque lui paraît suspect, à tuer immédiatement tout ce qui bouge, à détruire, à dévaster, à conquérir, à écraser ? Yair Naveh est l’un des meilleurs fils de l’armée, il a appris tout ce qu’il fallait apprendre et il a fait ses preuves sur le terrain. La Haute Cour de justice n’a pour lui pas le moindre intérêt, il ne reconnaît pas les droits humains, il hait les Arabes – ou peut-être sont-ils seulement des obstacles sur son chemin. Mais tuer, il aime ça. Que demande-t-on de plus au chef d’état-major adjoint d’une armée d’occupation dont les officiers et les soldats ont un rôle clairement défini depuis quarante ans : tuer, liquider, détruire, dévaster, malmener une population civile de millions d’êtres humains ?

Mais ceux qui s’étonnent de sa nomination et tentent de s’y opposer sont encore marqués par une vision romantique de l’armée d’occupation israélienne. Un romantisme pour lequel des hommes comme Naveh sont des exceptions – et entre les mains desquels il ne faut pas laisser l’armée. Ni ­entre celles des colons, ni des mercenaires ou des rabbins qui prêchent le meurtre des enfants non juifs, ni entre celles des pilotes qui ne ressentent qu’une secousse sur l’aile quand ils larguent une bombe sur un immeuble habité (voir encadré), ni entre les mains de femmes soldats comme Eden Aberjil [1], ni entre celles d’officiers supérieurs comme le colonel Bentzi Gruber, qui est absolument certain que le massacre à Gaza était l’expression de la justesse du chemin, que Dieu était donc de notre côté, que le meurtre de centaines d’enfants à Gaza avait été réalisé conformément au code éthique de l’armée israélienne qui nous impose des limites morales, que par conséquent « il n’est pas possible que nous ayons fait du tort à des innocents », et qui ne comprend pas pourquoi il reçoit des lettres désagréables qui font peur à sa femme dans sa belle maison sécurisée à ­l’intérieur d’une colonie (Yediot Aharonot, 26 novembre 2010).

Mais alors, entre quelles mains laisser l’armée ? Peut-être dans les mains de ceux qui ont participé en observateurs ou en assistants au massacre de Sabra et Chatila (voir Valse avec Bachir) et dont les âmes en sont restées troublées ; ou dans celles de ces garçons de Rompre le silence [2], qui ne peuvent pas supporter le fardeau de leurs crimes et sont hantés nuit et jour par le regard horrifié d’une ­petite fille à Gaza/Jénine/Naplouse/Beit Oumar/Bil’in/Ni’lin/Sheikh Jarrah/Beit Hanoun/Jabaliya/Kalkilyia/ou Hébron ; ou dans celles de femmes soldats qui, à l’inverse d’Eden Aberjil, ont du mal à se rappeler si elles souriaient quand elles ont été photographiées près du corps d’un enfant à Hébron – juste pour la blague, pour les copains – et dont les vies sont gâchées depuis qu’elles ont quitté cette armée de meurtre et se sont rendu compte de ce qu’elles avaient fait.

Yair Naveh, ses élèves et ses maîtres nous empêchent de fantasmer et de croire en dépit des évidences que quarante ans de persécutions, de meurtres et de destruction sont des exceptions au code éthique de la plus immorale armée du monde. La nomination de Yair Naveh nous empêche de continuer à dire à nos enfants si purs, si enthousiastes, qui veulent agir, construire et éduquer, qui participent aux programmes de préparation militaire avec une merveilleuse ferveur, certains qu’ils sont de faire bouger les choses « de l’intérieur », que tout ira bien si eux s’engagent dans les bonnes unités – les unités de combat, c’est-à-dire de meurtre, d’assassinat et de liquidation, ou au moins les unités de soutien, celles qui veillent à l’entraînement des unités de meurtre et d’assassinat ; la nomination de Yair Naveh nous empêche de continuer à dire à nos enfants qu’en réponse aux textes des rabbins qui appellent au massacre, ils peuvent répandre parmi les troupes israéliennes leur – et notre – doctrine de paix et de fraternité.

La nomination de Yair Naveh est tout à fait juste. Nul n’est plus apte que lui pour ce poste tout près du sommet dans l’armée la plus immorale du monde, la plus cruelle du monde, et qui se considère comme civilisée. Une armée dont les ressources en argent et en puissance sont illimitées, avec en plus des mercenaires (ont-ils tous été judaïsés ?), un gang dont les motivations et les intérêts sont au-delà de toute morale. Tel est le sens de cette armée. C’est pourquoi ce n’est pas à Naveh de démissionner, mais à nous. Nous devons ­démissionner du rôle de créer des ­soldats, de fournir des soldats, de donner naissance à des soldats, d’éduquer de futurs soldats. Nous devons rassembler ce que nous avons de courage et apprendre à nos enfants à refuser. Refuser de prendre part à une organisation dirigée par des criminels de guerre, des meurtriers d’enfants. Une organisation qui n’est rien d’autre qu’une organisation du crime.

Fuyez-la comme vous fuiriez un incendie, devons-nous leur dire, et cherchez d’autres moyens de participer à la société où vous vivez. Peut-être pourriez-vous aller vivre trois ans dans cette pauvre ville de Yeruham ; ou aider les enfants éthiopiens traités avec un racisme flagrant sur leur Terre promise ; ou vous installer à Bil’in ou à Ni’lin ou dans tout autre village palestinien que l’armée se propose de détruire ? Peut-être pourriez-vous lancer de nouveaux bateaux d’aide à Gaza ? Ou bloquer de vos corps les chemins que prennent la police et l’armée pour aller jeter des enfants dans la rue à Sheikh Jarrah et à Silwan ? Peut-être pourriez-vous aider les réfugiés qui débarquent ici, fuyant holocaustes et génocides, parce qu’ils ont entendu dire qu’ici c’était une démocratie ­– les aider à se cacher, à survivre, à échapper au gouvernement raciste et cruel de la démocratie des juifs ? Peut-être pourriez-vous sauver la mer Morte ? Enfants, il y a tant de façons de participer à la société, à l’État si vous voulez, au lieu où vous vivez. Mais, parmi ces façons, n’incluons pas l’uniforme de l’armée israélienne, ni ses fusils, ni ses bombes, ni ses officiers dont le modèle est Yair Naveh, l’un de ceux dont vous ne devez jamais obéir aux ordres.

Si bien que c’est un avantage pour nous d’avoir un tel homme à la tête de l’armée, ou presque. La nomination de Yair Naveh va nous permettre de désigner un objet précis et de dire à nos enfants : vous voyez ? C’est un méchant. Ne vous en approchez pas. Et s’ils nous demandent craintivement : « Que fait-il aux enfants ? », nous leur répondrons : il les tue, juste comme ça, « sans se soucier de la Haute Cour de justice ni de Btselem [3] », comme disait Yitzhak Rabin.

[1] Elle a publié sa photo sur Facebook, où elle pose en souriant aux côtés de prisonniers palestiniens entravés et les yeux bandés.
[2] Cette association regroupe des soldats qui cherchent à faire savoir ce qu’ils ont vu et fait pendant leur service dans les territoires occupés.
[3] Organisation israélienne qui dénonce les violations des droits humains dans les territoires occupés.


Nurit PELED

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