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Laurent Gbagbo et sa femme Simone dans une chambre de l'Hôtel du Golf le jour de leur arrestation, lundi. |
Laurent Gbagbo suppliant qu'on l'épargne, jeté in extremis dans une aile protégée de l'Hôtel du Golf pour le soustraire à
la colère de la foule, Simone, sa femme, hébétée, vêtements déchirés, mèches de cheveux arrachées par des mains vengeresses...
Les premières images de la chute de l'ancien président ivoirien, au pouvoir entre 2000 et 2010, témoignent de la haine qui s'est accumulée dans un pays en état de guerre civile larvée depuis une décennie. Un ressentiment qui s'est cristallisé lors de la crise politique issue de l'élection présidentielle du 28 novembre et le conflit armé qui s'en est suivi.
Les défis qui attendent le nouveau président
Alassane Ouattara sont immenses. Le pays, quasiment coupé en deux depuis 2002, est traversé par un clivage ethnico-régional entre le Nord musulman – dont Ouattara était le porte-drapeau – et le Sud à majorité chrétienne, dont Gbagbo est issu. La réconciliation du peuple ivoirien sera le principal chantier du nouveau maître du pays.
- Justice ou réconciliation ?
Sitôt son rival capturé et placé sous protection de l'ONU, lundi, Ouattara s'est adressé aux Ivoiriens : "Aujourd'hui, une page blanche s'ouvre devant nous, et c'est ensemble que nous allons écrire l'histoire de la réconciliation", a-t-il lancé sur la chaîne de télévision TCI.
A l'image de ce qui avait été mis en place en Afrique du Sud au lendemain de l'apartheid, il a plaidé pour la mise sur pied d'une "commission vérité et réconciliation qui fera la lumière sur tous les massacres" commis par les deux parties. Mais le nouvel homme fort d'Abidjan annonçait dans le même temps le lancement d'une "procédure judiciaire contre Laurent Gbagbo, son épouse et ses collaborateurs".
Deux annonces parfaitement antinomiques, comme le souligne
Michel Galy, politologue à l'Ecole des relations internationales et spécialiste de la
Côte d'Ivoire.
"Dans le cadre d'une commission vérité et réconciliation, les bourreaux avouent leurs fautes, et les victimes sont censées leur pardonner, sans autre processus judiciaire. Il est donc paradoxal d'évoquer dans le même temps des poursuites contre le camp Gbagbo. Sans compter qu'on imagine très mal Ouattara accuser sa propre armée d'avoir perpétré des massacres."
La volonté d'Ouattara de traduire son rival devant la justice ne plaide pas pour une réconciliation rapide, surtout si les enquêtes sur les exactions s'arrêtent à la porte du vainqueur. Or les Forces républicaines de Côte d'Ivoire, fidèles à Ouattara, sont elles-mêmes accusées de crimes.
La Croix-Rouge accuse notamment les "dozos", des chasseurs traditionnels du Nord appartenant à cette armée, d'avoir
massacré plus de 800 personnes à Duékoué, dans l'ouest du pays.
- Quelle légitimité pour Ouattara ?
Vainqueur dans les urnes mais porté au pouvoir avec l'appui de la communauté internationale, lui-même marié à une Française, Ouattara aura en outre l'immense tâche d'asseoir sa crédibilité et de rassembler les Ivoiriens sous son nom.
La tâche ne sera pas aisée. Il lui faudra convaincre la moitié des Ivoiriens qui ont voté pour son rival. Longtemps écarté du jeu politique en vertu du
concept d'"ivoirité" et de ses origines burkinabées supposées, Ouattara était perçu par les habitants du Sud comme le candidat de l'étranger. La Côte d'Ivoire compte environ 27 % d'étrangers, et les Ivoiriens du Sud se sentent de plus en plus acculés par les migrations des ethnies venues du Nord dont Ouattara est le héros, explique
Michel Galy, qui a habité plusieurs années à Abidjan.
Economiste passé par le FMI, proche de
Nicolas Sarkozy qu'il compte parmi ses six meilleurs amis, à en croire ses propres déclarations à
L'Express,
"Ouattara a été porté au pouvoir par trois armées : la sienne, Licorne et l'Onuci. Autant dire qu'il a un problème de légitimité évident, souligne le chercheur.
On peut prendre le pari que la rue africaine lui reprochera longtemps les circonstances de son arrivée au pouvoir."
A l'heure actuelle, Ouattara ne peut en outre s'appuyer sur aucune institution. "Il y a un vrai vide institutionnel : pas de Conseil constitutionnel [favorable à Gbagbo] devant lequel prêter serment, pas de gouvernement, aucune élection législative de prévue...", poursuit-il.
Deux scénarios s'ouvrent désormais. Soit le "candidat de l'étranger" parvient à acquérir une légitimité ivoirienne : il monte alors un gouvernement d'union nationale, relance l'économie du pays et amène Gbagbo devant la justice. Soit il ne parvient pas à fédérer le pays derrière lui, et sitôt le départ des forces de l'opération Licorne, dont Paris a déjà annoncé le retrait progressif, les partisans de Gbagbo, majoritaires dans la capitale, rouvrent les hostilités. De 980 soldats au début de la crise, l'effectif de Licorne avait été porté à 1 700 depuis février. Le ministre de la défense français,
Gérard Longuet, estime qu'il a
"vocation de revenir en dessous de la position de départ".
- Le risque d'une guerre civile
Le dénouement de cette crise post-électorale est loin de marquer la fin de la guerre civile larvée que connaît le pays depuis une décennie. Avec la quasi-partition du pays entre 2002 et 2007, le nombre d'armes en circulation a proliféré. Ouattara a d'ailleurs invité lundi les derniers partisans de Gbagbo à déposer les armes, ce dernier lançant un appel similaire dans une brève intervention retransmise par la chaîne de télévision de son adversaire.
Mais les appels des deux chefs risquent de rester lettre morte dans certaines régions. Les
"guerriers nomades" (lire
De la guerre nomade : sept approches autour du conflit de la Côte d'Ivoire, de Michel Galy), souvent venus du Liberia voisin, pilleurs redoutés prêtant alternativement leurs services à chacun des deux camps, se sont durablement installés dans le paysage des campagnes ivoiriennes. Monrovia a déjà dit craindre leur retour au pays, mais ils pourraient tout aussi bien allumer une contre-guérilla en territoire ivoirien pour poursuivre leurs activités.
Autre risque : "l'autonomisation relative" des forces fidèles à Ouattara. Les "dozos" "pillent et vivent sur la bête depuis le coup d'Etat de 2002. Ouattara et Soro les contrôlent-ils ? rien n'est moins sûr..."
La reconstruction d'un pays qui traverse la plus grave crise économique et sociale de son histoire sera un enjeu majeur des mois et des années à venir. La Côte d'Ivoire, puissance phare de l'Afrique de l'Ouest jusque dans les années 90, demeure le premier producteur mondial de cacao. Le café et le cacao représentent à eux seuls 40 % des recettes d'exportations et environ 20 % de son produit intérieur brut. Mais son économie, qui traverse
une crise sans précédent, a reçu le coup de grâce avec la crise post-électorale et les sanctions commerciales de la communauté internationale.
Dans un geste en faveur d'Alassane Ouattara, les Européens ont d'ores et déjà levé vendredi des sanctions qu'ils avaient imposées pour contraindre Laurent Gbagbo à quitter le pouvoir en l'asphyxiant financièrement. Elles visaient les deux grands ports du pays, Abidjan et
San Pedro, ainsi que deux entreprises stratégiques dans le secteur pétrolier ainsi que du cacao et du café. D'autres mesures similaires devraient suivre.
La France a quant à elle annoncé pour les prochains jours
un soutien financier exceptionnel de 400 millions d'euros, pour aider notamment à satisfaire les besoins urgents des populations et de la ville d'Abidjan. Ouattara devra faire la preuve qu'il peut mobiliser au profit de la Côte d'Ivoire un réseau d'influences bâti à la tête de la Banque des
Etats d'Afrique de l'Ouest et du FMI, où il a occupé le poste de directeur général adjoint.
Mais il est confronté à une tâche immédiate, celle d'éviter une crise humanitaire en fournissant à nouveau nourriture, sécurité et biens de première nécessité aux habitants d'Abidjan terrés chez eux pendant les dix derniers jours de combats. La bataille d'Abidjan a précipité la capitale économique au bord d'une catastrophe humanitaire, avec
des quartiers livrés à l'anarchie et aux pillages de groupes en armes. Dans le reste du pays, les combats auraient fait près d'un million de déplacés.
- Une bonne nouvelle pour l'Afrique ?
La chute de Gbagbo est une
"bonne nouvelle" pour la dizaine de pays africains qui vont connaître des élections dans les mois à venir et dont les résultats devront être respectés, a affirmé mardi le chef de la diplomatie française,
Alain Juppé, sur France Info. Parmi les pays devant organiser cette année une élection présidentielle figurent notamment le Nigeria, la République démocratique du Congo, le Liberia et la Zambie.
Un avis que ne partagent pas tous les observateurs.
De nombreux titres de la presse internationale voient ainsi dans l'intervention française une habitude
"néo-coloniale" héritée de la "Françafrique". Michel Galy qualifie même de
"forfaiture" l'attitude de la France et de l'ONU :
"L'un comme l'autre sont sortis du modèle d'intervention classique. C'est la première fois que l'ONU renverse un dirigeant et bombarde les symboles du pouvoir d'un pays souverain. C'est également la première fois depuis les indépendances que l'armée française intervient dans une capitale de 4 millions d'habitants."
Pour le porte-parole du gouvernement, la France est
"absolument inattaquable".
"La France est intervenue dans le cadre de résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies, à la demande de son secrétaire général", a insisté
François Baroin. Mais entre la résolution 1975, qui prévoit la destruction des armes lourdes menaçant les civils, et le bombardement de la résidence de Gbagbo,
"il y a comme un hiatus", souligne Michel Galy. Seul l'avenir, qui s'annonce incertain, dira si la France et l'ONU ont été bien inspirées de jouer de l'ambiguïté de leur mandat pour porter Ouattara au pouvoir.
Soren Seelow