"Guerre de slogans" entre les forces islamistes et laïcs autour de la future constitution du pays. Interview de Stéphane Lacroix, spécialiste de l'islam politique.
Interview de Stéphane Lacroix, chercheur à Sciences-Po Paris, par Judith Chetrit
Lors de vos séjours en Egypte à la fin du printemps, avez-vous pu constater une impatience, voire une incompréhension des Egyptiens?
- Oui, très largement. Mais c’est quelque chose de classique dans une période post-révolutionnaire où personne ne trouve que le changement va assez vite. La situation en Egypte est particulière car le Conseil militaire supervise la transition et certains considèrent que la volonté de changement de l'institution militaire n'est pas sincère. C'est une question régulièrement posée par les militants d'obédience laïque ou libérale. Ceci peut expliquer pourquoi le procès de Moubarak a finalement eu lieu mercredi.
En mai-juin, on ne pensait pas que le procès allait être tenu si rapidement. Le fait que le procès ait eu lieu en présence de Moubarak, et en dépit de son ajournement au 15 août, peut calmer les angoisses. C'est le signe d'un engagement fort du Conseil militaire. Toutefois, on n'en est qu'au début et on n'est pas en mesure de savoir sur quoi ce procès va se déboucher.
Pourquoi existe-t-il cette méfiance à l'égard de l'institution militaire?
- Le Conseil militaire n'a pas de raisons d'être structurellement une institution pro-démocratie. Les hauts-gradés qui la composent ont fait carrière sous Moubarak, et certains ont été promus par l'ancien dirigeant. L'armée a su tirer son épingle du jeu en janvier en se rangeant du côté des manifestants mais cette alliance reste fragile et est traversée de suspicions réciproques. L'armée veut conserver sa place et ses privilèges. Néanmoins, peu de gens craignent que l'armée garde le pouvoir et ne le remette pas aux instances civiles. Certains pensent que l'armée fait le jeu des islamistes, d'autres affirment qu'elle fait le jeu des libéraux. L'armée est donc prise entre le marteau et l'enclume. Elle aura certainement envie de se désengager d'une situation peu gérable.
Quels sont les principaux points d'achoppement entre islamistes et libéraux en Egypte?
- Le grand débat actuel est de savoir si la Constitution sera écrite avant ou après les élections qui devraient se tenir en octobre ou novembre puisque la date n'a pas encore été fixée par le Conseil militaire.
Un choix est à faire : soit la Constitution sera écrite par une assemblée constituante qui résultera du choix des urnes, soit une commission sera nommée avant les élections pour poser les grands principes de la nouvelle constitution égyptienne et dans ce cas-là, l'assemblée qui sera élue ne s'attèlera qu'à la rédaction des détails. Les islamistes préfèrent des élections en amont car ils savent qu'ils ont des bonnes chances de faire un bon score, et pourront alors obtenir une Constitution reflétant leur projet.
A contrario, les forces libérales veulent dès maintenant inscrire dans le marbre certains principes constitutionnels directeurs, que les islamistes, même s’ils obtiennent la majorité dans la future assemblée, ne pourront remettre en cause. Il faut savoir qu'au moment du référendum du 20 mars, 77% des Egyptiens, à l’appel des islamistes, ont accepté que les affaires courantes soient régies, jusqu’aux élections, par une version légèrement amendée dela Constitution en vigueur sous Moubarak. Aux yeux des islamistes, cela exclut toute nouvelle activité constitutionnelle avant les élections – ce que les libéraux contestent.
Ce qui est intéressant ici est que ce sont les islamistes qui se réclament de la démocratie alors que les libéraux ne disposent pas d'outil démocratique pour légitimer leurs requêtes.
La polarisation politique entre islamistes et libéraux s'est-elle exacerbée depuis la fin de l'ère Moubarak?
- Très clairement, la fracture reste vive. Certains partis tentent de tirer leur épingle du jeu. Par exemple, le parti du courant égyptien, qui a fait scission avec les islamistes en juin et est dirigé par d'anciens leaders des jeunesses des Frères musulmans. Ces jeunes, provenant pour la plupart des classes moyennes du Caire, refusent de se laisser enfermer dans des catégories si clivantes. Ils orientent tous leurs débats sur l'économie.
Pour l'instant, le débat politique en Egypte revient à savoir quelle est la dose de religion qu'on mettra dans la Constitution. La ligne de fracture se concentre sur l'appellation du futur Etat. Sera-t-il un Etat islamique ? Un Etat civil ? C'est davantage un débat de forme qu'un débat de fond, une guerre de slogans en quelque sorte.
Cette polarisation est un héritage de l'autoritarisme où le gouvernement montait les islamistes contre les libéraux, et vice-versa, et excluait tout débat sur les idées pour neutraliser les forces politiques. Ceci explique pourquoi les forces politiques ont du mal à instaurer une confiance mutuelle propice à l'unité nationale.
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